Page:Rolland - Colas Breugnon.djvu/112

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Je recommençai donc, mais cette fois plus calme, posément, n’ayant plus à craindre la famine. Peu à peu, les dîneurs grossiers, les gens pressés qui ne savent manger, pareils aux animaux, qu’afin de se nourrir, avaient vidé les lieux ; et il ne restait plus que les honnêtes gens, gens d’âge et de talent, qui savent ce que vaut le beau, le bien, le bon, et pour qui un bon plat est une bonne action. La porte était ouverte, l’air et le soleil entraient, et trois poulettes noires allongeant leur cou raide pour piquer les miettes sous la table et les pattes d’un vieux chien qui dormait, et les jacassements des femmes dans la rue, le cri du vitrier, et : « À mon beau poisson ! » et le rugissement d’un âne comme un lion. Sur la place poudreuse, on voyait deux bœufs blancs, attelés à un char, et couchés, immobiles, leurs jambes repliées sous leurs beaux flancs luisants, et la bave au menton, mâchonnant leur écume avec mansuétude. Des pigeons sur le toit, au soleil, roucoulaient. J’aurais bien fait comme eux ; et je crois que nous tous, tant nous nous sentions aises, si l’on nous eût passé la main le long du dos, nous eussions fait ronron.

La conversation s’établit entre tous, de table à table, tous unis, tous amis, tous frères : le curé, le queux, le notaire, son partenaire, et l’hôtelière au nom si doux (c’est Baiselat : le nom promet ; elle a tenu, et au-delà). Pour mieux causer, je m’en allais de l’un à l’autre, m’asseyant ici, puis là. On parla de politique. Pour que le bonheur soit complet, après souper il ne déplaît de songer au malheur