Page:Rolland - Colas Breugnon.djvu/222

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J’ai tout perdu, mon gîte et l’espérance d’en refaire jamais un autre, mon épargne amassée, jour par jour, sou par sou, avec cette lente peine qui est le meilleur plaisir, les souvenirs de ma vie encrassés dans les murs, les ombres du passé qui semblent des flambeaux. Et j’ai perdu bien plus, perdu ma liberté. Que deviendrai-je maintenant ? Il me faudra loger chez un de mes enfants. Je m’étais pourtant juré d’éviter, à tout prix, cette calamité ! Je les aime, parbleu ; ils m’aiment, c’est entendu. Mais je ne suis pas si sot que je ne sache que tout oiseau doit rester dans son nid, et que les vieux sont gênants pour les jeunes, et gênés. Chacun songe à ses œufs, à ceux qu’il a pondus, et ne se soucie plus de ceux d’où il est venu. Le vieux qui s’obstine à vivre est un intrus, quand il prétend se mêler à la couvée nouvelle ; il a beau s’effacer : on lui doit le respect. Au diable le respect ! C’est la cause de tout le mal : on n’est plus leur égal. J’ai fait tout mon possible pour que mes cinq enfants ne soient pas étouffés par leur respect pour moi ; j’y ai assez réussi ; mais quoi que vous fassiez et malgré qu’ils vous aiment, ils vous regardent toujours un peu en étranger : vous venez de contrées où ils n’étaient pas nés, et vous ne connaîtrez pas les contrées où ils vont ; comment pourriez-vous donc vous comprendre tout à fait ? Vous vous gênez l’un l’autre, et vous vous en irritez… Et puis, c’est terrible à dire : l’homme qui est le plus aimé ne doit que le moins possible mettre l’amour des siens à l’épreuve : c’est tenter Dieu. Il ne faut pas trop demander à notre