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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 1.djvu/110

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Jean-Christophe

des deux femmes et des onze enfants, — le vieux avait écrit au bas de chacune d’elles, la date de la naissance et celle de la mort. — Aux murs, des versets encadrés, et de mauvaises chromos de Mozart et de Beethoven. Un petit piano dans un coin, un violoncelle dans l’autre ; des rayons de livres pêle-mêle, des pipes accrochées, et, sur la fenêtre, des pots de géraniums. On était comme entouré d’amis. Les pas du vieux allaient et venaient dans la chambre à côté ; on l’entendait raboter ou clouer : il se parlait tout seul, s’appelait imbécile, ou chantait de sa grosse voix, faisant un pot-pourri de bribes de choral, de lieder sentimentaux, de marches belliqueuses et de chansons à boire. On se sentait à l’abri. Christophe était assis dans le grand fauteuil, près de la fenêtre, un livre sur les genoux ; penché sur les images, il s’absorbait en elles ; le jour baissait ; ses yeux devenaient troubles : il finissait par ne plus regarder, et tombait dans une songerie vague. La roue d’un chariot grondait au loin sur la route. Une vache mugissait dans les champs. Les cloches de la ville, lasses et endormies, sonnaient l’angélus du soir. Des désirs incertains, d’obscurs pressentiments s’éveillaient dans le cœur de l’enfant qui rêvait.

Brusquement, Christophe se réveillait, pris d’une sourde inquiétude. Il levait les yeux : la nuit. Il

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