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l’aube

écoutait : le silence. Grand-père venait de sortir. Il avait un frisson. Il se penchait à la fenêtre, pour tâcher de le voir encore : la route était déserte ; les choses commençaient à prendre un visage menaçant. Dieu ! si elle allait venir ! — Qui ? — Il n’aurait su le dire. La chose d’épouvante. — Les portes fermaient mal. L’escalier de bois craquait comme sous un pas. L’enfant bondissait, traînait le fauteuil, les deux chaises et la table au coin le plus abrité de la chambre ; il en formait une barrière : le fauteuil, adossé au mur, une chaise à droite, une chaise à gauche, et la table par devant. Au milieu, il installait une double échelle ; et, juché au sommet, avec son livre et quelques autres livres, comme munitions en cas de siège, il respirait, ayant décidé en lui-même, dans son imagination d’enfant, que l’ennemi ne pouvait en aucun cas traverser la barrière : ce n’était pas permis.

Mais l’ennemi surgissait parfois du livre même. — Parmi les vieux bouquins achetés au hasard par le grand-père, il y en avait avec des images, qui faisaient sur l’enfant une impression profonde : elles l’attiraient et l’effrayaient. C’étaient des visions fantastiques, des tentations de Saint-Antoine, où des squelettes d’oiseaux fientent dans des carafes, où des myriades d’œufs s’agitent comme des vers dans des grenouilles éventrées, où des têtes mar-

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