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l’aube

forgeant à leur sujet de petites histoires, ou de petits paysages ; il les classait d’ordinaire en trois catégories : le feu, la terre et l’eau, avec mille nuances diverses, Mozart appartenait presque toujours à l’eau : il était une prairie au bord d’une rivière, une brume transparente qui flotte sur le fleuve, une petite pluie de printemps, ou bien un arc-en-ciel. Beethoven était le feu : tantôt un brasier aux flammes gigantesques et aux fumées énormes, tantôt une forêt incendiée, une nuée lourde et terrible, d’où la foudre jaillit, tantôt un grand ciel plein d’étoiles palpitantes, dont on voit, avec un battement de cœur, une étoile qui se détache, glisse et meurt doucement, par une belle nuit de septembre. Cette fois encore, les ardeurs impérieuses de cette âme héroïque le brûlèrent comme le feu. Tout le reste disparut : que lui faisait tout le reste ? Melchior consterné, Jean-Michel angoissé, tout ce monde affairé, le public, le grand-duc, le petit Christophe qu’avait-il à faire de tous ces gens ? Quels rapports entre eux et lui ? Est-ce que c’était lui, tout cela ? Lui ? Il était dans cette volonté furieuse qui l’emportait. Il la suivait haletant, les larmes aux yeux, les jambes engourdies, crispé de la paume des mains à la plante des pieds ; son sang battait la charge ; et il tremblait de tous ses membres. — Et, tandis qu’il écoutait ainsi, l’oreille

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