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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 1.djvu/94

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Il y avait des moments de gêne très étroite à la maison. Ils étaient de plus en plus fréquents. On faisait maigre chère, ces jours-là. Nul ne s’en apercevait mieux que Christophe. Le père ne voyait rien ; il se servait le premier, et il avait toujours assez pour lui. Il causait bruyamment, riait aux éclats de ce qu’il disait ; et il ne remarquait pas le regard de sa femme, qui riait d’un air forcé, en le surveillant, tandis qu’il se servait. Le plat, quand il passait, était à moitié vide. Louisa servait les petits : deux pommes de terre à chacun. Lorsque venait le tour de Christophe, souvent il n’en restait que trois sur l’assiette, et sa mère n’était pas servie. Il le savait d’avance, il les avait comptées, avant qu’elles arrivassent à lui. Alors il rassemblait son courage, et il disait d’un air dégagé :

— Rien qu’une, maman.

Elle s’inquiétait un peu.

— Deux, comme les autres.

— Non, je t’en prie, une seule.

— Est-ce que tu n’as pas faim ?

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