Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 1.djvu/95

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
l’aube

— Non, je n’ai pas très faim.

Mais elle n’en prenait qu’une aussi, et ils la pelaient avec soin, ils la partageaient en tout petits morceaux, ils tâchaient de la manger le plus lentement possible. Sa mère le surveillait. Quand il avait fini :

— Allons, prends-la donc !

— Non, maman.

— Mais tu es malade, alors ?

— Je ne suis pas malade, mais j’ai assez mangé.

Il arrivait que son père lui reprochât de faire le difficile, et qu’il s’adjugeât la dernière pomme de terre. Mais Christophe se méfiait maintenant ; et il la réservait sur son assiette pour Ernst, le petit frère, toujours vorace, qui la guettait du coin de l’œil depuis le commencement du dîner, et qui finissait par lui demander :

— Tu ne la manges pas ? Donne-la moi, dis, Christophe.

Ah ! comme Christophe détestait son père, comme il lui en voulait de ne pas penser à eux, de ne même pas se douter qu’il leur mangeait leur part ! Il avait si faim, qu’il le haïssait, et qu’il aurait voulu le lui dire ; mais il pensait, dans son orgueil, qu’il n’en avait pas le droit, tant qu’il ne gagnerait pas sa vie. Ce pain que son père lui prenait, son père l’avait gagné. Lui n’était bon à rien ; il était une charge

83