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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 1.djvu/99

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l’aube

mal, puisque son père le faisait ? Bien que sa petite observation toujours en éveil, et qui n’oubliait rien de ce qu’elle avait vu, lui eût fait remarquer dans la conduite de son père plusieurs choses qui n’étaient pas conformes à son instinct enfantin et impérieux de la justice, il continuait pourtant à l’admirer. C’est un tel besoin chez l’enfant ! C’est sans doute une des formes de l’éternel amour de soi. Quand l’homme est, ou se reconnaît trop faible pour accomplir ses désirs et satisfaire son orgueil, il les reporte, enfant, sur ses parents, homme vaincu par la vie, sur ses enfants à son tour. Ils sont, ou ils seront tout ce qu’il a rêvé d’être, ses champions, ses vengeurs ; et dans cette abdication orgueilleuse à leur profit, l’amour et l’égoïsme se mêlent avec une force et une douceur enivrantes. Christophe oubliait donc tous ses griefs contre son père, et il s’évertuait à trouver des raisons de l’admirer : il admirait sa taille, ses bras robustes, sa voix, son rire, sa gaieté ; et il rayonnait d’orgueil, quand il entendait admirer son talent de virtuose, ou quand Melchior lui-même racontait, en les amplifiant, les éloges qu’il avait reçus. Il croyait à ses vantardises ; et il regardait son père comme un génie, un héros de grand-père.

Un soir, vers sept heures, il était seul à la maison. Les petits frères se promenaient avec Jean-

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