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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 10.djvu/85

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LA NOUVELLE JOURNÉE

mais obsédant, contre lequel il fallait toujours rester en éveil ; il était plus prudent de le tenir à distance. Elle se gardait bien d’en convenir avec elle-même ; elle ne croyait avoir en vue que l’intérêt de Christophe.

Les bonnes raisons ne lui manquaient pas. Dans l’Italie d’alors un musicien avait peine à vivre : l’air lui était mesuré. La vie musicale était comprimée, déformée. L’usine du théâtre étendait ses cendres grasses et ses fumées brûlantes sur ce sol, dont naguère les fleurs de musique embaumaient toute l’Europe. Qui refusait de s’enrôler dans l’équipe des vociférateurs, qui ne pouvait ou ne voulait entrer dans la fabrique, était condamné à l’exil ou à vivre étouffé. Le génie n’était nullement tari. Mais on le laissait stagner sans profit et se perdre. Christophe avait rencontré plus d’un jeune musicien, chez qui revivait l’âme des maîtres mélodieux de leur race et cet instinct de beauté qui pénétrait l’art savant et simple du passé. Mais qui se souciait d’eux ? Ils ne pouvaient ni se faire jouer, ni se faire éditer. Nul intérêt pour la pure symphonie. Point d’oreilles pour la musique qui n’a pas le museau graissé de fard !… Alors, ils chantaient pour eux-mêmes, d’une voix découragée, qui