Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 2.djvu/114

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Jean-Christophe

pour que je sente plus fort ta bonté exquise et mon infâme idiotie !…

Cependant ils commençaient à se lasser l’un de l’autre. Il est faux de prétendre que les petites brouilles entretiennent l’amitié. Christophe en voulait à Otto des injustices que Otto lui faisait commettre. Il essayait bien de se raisonner, il se reprochait son despotisme. Sa nature loyale et emportée, qui, pour la première fois, faisait l’épreuve de l’amour, s’y donnait tout entière et voulait qu’on se donnât tout entier, sans réserver une parcelle de son cœur. Il n’admettait pas le partage en amitié. Étant prêt à tout sacrifier à l’ami, il trouvait légitime, et même nécessaire, que l’ami lui sacrifiât tout, et se sacrifiât lui-même. Mais il commençait à sentir que le monde n’était pas bâti sur le modèle de son caractère inflexible, et qu’il demandait aux choses ce qu’elles ne pouvaient pas donner. Alors il cherchait à se soumettre. Il s’accusait durement, il se traitait d’égoïste, qui n’avait pas le droit de porter atteinte à la liberté de son ami, d’accaparer son affection. Il faisait des efforts sincères, pour le laisser tout à fait libre, quoi qu’il lui en coûtât. Il s’imposait même, par esprit d’humiliation, d’engager Otto à ne pas négliger Franz ; il affectait de se persuader qu’il était bien aise de lui voir trouver plaisir dans d’autres sociétés que la sienne. Mais

102