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Jean-Christophe

va et vient machinal de ses doigts, et aux mouvements incertains de sa rêverie, flottant parmi les images tristes ou douces du passé.

Mais plus encore qu’à la musique, elle s’intéressait au musicien. Elle était assez intelligente pour sentir les rares dons de Christophe, bien qu’elle ne fût pas capable de discerner exactement son originalité véritable. Elle se plaisait curieusement à surveiller l’éveil de cette flamme mystérieuse, qu’elle voyait poindre en lui. Elle avait rapidement apprécié ses qualités morales, sa droiture, son courage, cette sorte de stoïcisme, si touchant chez un enfant. Elle ne l’en regardait pas moins avec la perspicacité ordinaire de ses yeux fins et moqueurs. Elle s’amusait de sa gaucherie, de sa laideur, de ses petits ridicules ; elle ne le prenait pas tout à fait au sérieux, — elle ne prenait pas grand chose au sérieux. — Les saillies bouffonnes, les violences, l’humeur fantasque de Christophe, lui faisaient croire d’ailleurs qu’il n’était pas très bien équilibré ; elle voyait en lui un de ces Krafft, qui étaient de braves gens et de bons musiciens, mais tous un peu toqués.

Cette légère ironie échappait à Christophe ; il ne sentait que la bonté de madame de Kerich. Il était si peu habitué à ce qu’on fût bon pour lui ! Bien que ses fonctions au palais le missent en contact journa-

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