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le matin

leur aiguë, localisée sur un point. Rien ne brise davantage que l’amour sans objet précis : il ronge et dissout les forces, comme la fièvre. Une passion qu’on connaît tend l’esprit à l’excès ; cela est harassant : du moins, on sait pourquoi. C’est un surmenage, ce n’est pas une consomption. Tout plutôt que le vide.

Bien que Minna eût donné à Christophe de bonnes raisons de croire qu’il ne lui était pas indifférent, il ne manquait pas de se tourmenter, et pensait qu’elle le dédaignait. Ils n’avaient jamais eu une idée bien nette l’un de l’autre ; mais jamais cette idée n’avait été plus confuse et plus fausse qu’aujourd’hui : c’était une suite incohérente d’imaginations baroques, qui ne parvenaient pas à s’accorder ensemble ; car ils passaient d’un extrême à l’autre, se prêtant tour à tour des défauts et des charmes qu’ils n’avaient pas ; ceux-ci, quand ils étaient loin l’un de l’autre, ceux-là quand ils étaient réunis. Ils se trompaient juste autant dans les deux cas.

Ils ne savaient pas ce qu’ils désiraient eux-mêmes. Pour Christophe, son amour prenait la forme de cette soif de tendresse, impérieuse, absolue, exigeant du retour, qui le brûlait depuis l’enfance, qu’il réclamait des autres, qu’il eût voulu imposer aux autres, de gré ou de force. Par moments, se mêlaient à ce désir despotique de sacrifice entier de soi et

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