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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 2.djvu/194

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Jean-Christophe

entretiens insipides, les mêmes que la veille, les mêmes que les jours d’avant, les mêmes que lorsqu’elle était là. Ils continuaient de mener leur vie accoutumée, comme si un tel malheur ne venait pas de s’accomplir auprès d’eux. La ville non plus ne se doutait de rien. Les gens allaient à leurs occupations, riants, bruyants, affairés ; les grillons chantaient, le ciel rayonnait. Il les haïssait tous, il se sentait écrasé par l’égoïsme universel. Mais il était plus égoïste, à lui seul, que l’univers entier. Rien n’avait plus de prix pour lui. Il n’avait plus de bonté. Il n’aimait plus personne.

Il passa de lamentables journées. Ses occupations le reprirent d’une façon automatique ; mais il n’avait plus de courage pour vivre.

Un soir qu’il était à table avec les siens, muet et accablé, le facteur heurta à la porte, et lui remit une lettre. Son cœur la reconnut, avant d’avoir vu l’écriture. Quatre paires d’yeux, braqués sur lui, avec une curiosité indiscrète, attendaient qu’il la lût, s’accrochant à l’espoir de cette distraction, qui les sortît de leur ennui accoutumé. Il posa la lettre à côté de son assiette, et se força à ne pas l’ouvrir prétendant avec indifférence qu’il savait de quoi il s’agissait. Mais ses frères, vexés, n’en crurent rien, et continuèrent de l’épier : en sorte qu’il fut à la torture, jusqu’à la fin du repas. Alors seulement il

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