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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 2.djvu/219

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le matin

Et brusquement, Christophe se vit couché lui-même à la place du mort ; il entendait les terribles paroles sortir de sa propre bouche, il sentait sur son cœur peser le désespoir d’une inutile vie, irrémédiablement perdue. Et il pensait avec épouvante : « Ah ! tout, toutes les souffrances, toutes les misères du monde, plutôt que d’en arriver là ! »… Combien il en avait été près ! N’avait-il pas failli céder à la tentation de briser lui-même sa vie, pour échapper lâchement à sa peine ? Comme si toutes les peines, toutes les trahisons, n’étaient pas des chagrins d’enfant auprès de la torture et du crime suprêmes de se trahir soi-même, de renier sa foi, de se mépriser dans la mort !

Il vit que la vie était une bataille sans trêve et sans merci, où qui veut être un homme digne du nom d’homme doit lutter constamment contre des armées d’ennemis invisibles : les forces meurtrières de la nature, les désirs troubles, les obscures pensées, qui le poussent traîtreusement à s’avilir et à s’anéantir. Il vit qu’il avait été sur le point de tomber dans le piège. Il vit que le bonheur et l’amour étaient une duperie d’un moment, pour amener le cœur à désarmer et à abdiquer. Et le petit puritain de quinze ans entendit la voix de son Dieu :

— Va, va, sans jamais te reposer.

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