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Jean-Christophe

morales, que tant de gens de la société ne regardent pas tout à fait comme des fautes. Il était brave, et, en toute occasion dangereuse, s’exposait avec une sorte de jouissance. S’il était dépensier pour lui-même, il l’était aussi pour les autres : il ne pouvait supporter qu’on fût triste ; et il faisait volontiers largesse de ce qui lui appartenait, — et de ce qui ne lui appartenait pas, — aux pauvres diables qu’il rencontrait sur son chemin. Toutes ses qualités apparaissaient maintenant à Christophe : — il les inventait en partie, ou les exagérait. — Il lui semblait qu’il avait méconnu son père. Il se reprochait de ne l’avoir pas assez aimé. Il le voyait vaincu par la vie ; et il croyait entendre cette malheureuse âme, entraînée à la dérive, trop faible pour lutter, et gémissant de sa vie inutilement perdue. Il entendait cette lamentable prière, dont l’accent l’avait déchiré un jour :

— Christophe ! ne me méprise pas !

Et il était bouleversé de remords. Il se jetait sur le lit et baisait le visage du mort, en pleurant. Il répétait, comme autrefois :

— Mon cher papa, je ne te méprise pas, je t’aime ! Pardonne-moi !

Mais la plainte ne s’apaisait pas, et reprenait avec angoisse :

— Ne me méprisez pas ! ne me méprisez pas !…

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