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le matin

Christophe se repliait donc en lui ; et, sans juger les siens, il sentait un fossé entre eux et lui. Il s’exagérait sans doute ce qui les séparait ; et, malgré leurs différences de pensées, il est bien probable qu’il se fût fait comprendre, s’il avait réussi à leur parler intimement. Mais chacun sait qu’il n’est rien de plus difficile qu’une intimité absolue entre enfants et parents, même quand il y a des uns aux autres la plus tendre affection ; car, d’une part, le respect décourage les confidences ; de l’autre, l’idée souvent erronée de la supériorité de l’âge et de l’expérience empêche d’attacher assez de sérieux aux sentiments de l’enfant, aussi intéressants parfois que ceux des grandes personnes, et presque toujours plus sincères.

La société que Christophe voyait chez lui et les conversations qu’il entendait l’éloignaient encore davantage des siens.

Il venait là les amis de Melchior, pour la plupart musiciens de l’orchestre, buveurs et célibataires ; ils n’étaient pas de mauvaises gens, mais vulgaires ; ils faisaient trembler la maison de leurs rires et de leurs pas. Ils aimaient la musique, mais en parlaient avec une bêtise révoltante. La grossièreté indiscrète de leur enthousiasme blessait à vif la pudeur de sentiment de l’enfant. Quand ils louaient ainsi une œuvre qu’il aimait, il lui semblait qu’on l’outrageait lui-

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