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le matin

plates rapsodies coudoyaient les chefs-d’œuvre. Mais son plus grand plaisir était de le faire improviser ; et elle lui fournissait les thèmes, d’une sentimentalité écœurante.

Christophe sortait de là, vers minuit, harassé, les mains brûlantes, la tête fiévreuse, l’estomac vide. Il était en sueur ; et, dehors, la neige tombait parfois, ou un brouillard glacé. Il avait plus de la moitié de la ville à traverser, pour regagner sa maison ; il rentrait à pied, claquant des dents, ayant envie de dormir et de pleurer ; et il devait prendre garde à ne pas salir dans les flaques son unique vêtement de soirée.

Il retrouvait sa chambre, qu’il partageait toujours avec ses frères ; et jamais le dégoût et le désespoir de sa vie, jamais le sentiment de sa solitude ne l’accablait autant qu’à ce moment où, dans ce galetas à l’odeur étouffante, il lui était enfin permis de déposer son collier de misère. À peine avait-il le courage de se déshabiller. Heureusement, dès qu’il posait la tête sur l’oreiller, il était terrassé par un lourd sommeil, qui lui enlevait la conscience de ses peines.

Mais, dès l’aube en été, bien avant en hiver, il fallait qu’il se levât. Il voulait travailler pour lui : c’était le seul moment de liberté qu’il eût, entre cinq et huit heures. Encore en devait-il perdre une

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