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Jean-Christophe

Lui-même le sait bien. S’il se voit dans son miroir, il ne se reconnaît pas. Ce visage large et rouge, ces sourcils proéminents, ces petits yeux enfoncés, ce nez court, gros du bout, aux narines dilatées, cette lourde mâchoire, cette bouche boudeuse, tout ce masque, laid et vulgaire, lui est étranger à lui-même. Il ne se reconnaît pas plus dans ses œuvres. Il se juge, il sait la nullité de tout ce qu’il fait, de tout ce qu’il est en ce moment. Et pourtant il est sûr de ce qu’il sera et de ce qu’il fera. Il se reproche parfois cette certitude, comme un mensonge d’orgueil ; et il prend plaisir à s’humilier, à se mortifier amèrement, afin de se punir. Mais la certitude persiste, et rien ne peut l’altérer. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il pense, aucune de ses pensées, de ses actions, de ses œuvres, ne l’enferme, ni ne l’exprime ; il le sait, il a ce sentiment étrange, que ce qu’il est le plus, ce n’est pas ce qu’il est à présent, c’est ce qu’il sera, ce qu’il sera demain. Il sera !… Il brûle de cette foi, il s’enivre de cette lumière ! Ah ! pourvu qu’aujourd’hui ne l’arrête pas au passage ! Pourvu qu’il ne trébuche pas dans un des pièges sournois, qu’aujourd’hui ne se lasse point de tendre sous ses pas !

Ainsi, il lance sa barque à travers le flot des jours, sans détourner les yeux ni à droite, ni à gauche, immobile à la barre, le regard fixe et tendu

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