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le matin

un homme aussi intelligent que toi. Il y a des moments où je suis inquiet : il me semble que je ne suis pas digne de ton amitié. Tu es si noble et si accompli, et je te suis si reconnaissant d’aimer un être grossier comme moi !… Mais non ! je viens de le dire, il ne faut point parler de reconnaissance. En amitié, il n’y a ni obligés, ni bienfaiteurs. De bienfaits je n’en accepterais pas ! Nous sommes égaux, puisque nous nous aimons. Qu’il me tarde de te voir ! Je n’irai pas te prendre à ta maison, puisque tu ne le veux pas, — quoique, à vrai dire, je ne comprenne pas toutes ces précautions ; — mais tu es le plus sage, tu as certainement raison…

Un mot seulement ! Ne parle plus jamais d’argent. Je hais l’argent : le mot, et la chose. Si je ne suis pas riche, je le suis toujours assez pour fêter mon ami ; et c’est ma joie de donner tout ce que j’ai pour lui. Ne ferais-tu pas de même ? Et, si j’en avais besoin, ne serais-tu pas le premier à me donner ta fortune tout entière ? — Mais cela ne sera jamais ! J’ai de bons poings et une bonne tête, et je saurai toujours gagner le pain que je mange. — À dimanche ! — Mon Dieu ! Toute une semaine sans te voir ! Et, il y a deux jours, je ne te connaissais point ! Comment ai-je pu vivre si longtemps sans toi ?

Le batteur de mesure a essayé de grogner. Mais

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