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Jean-Christophe

avait été pour elle bien avare de joie ; mais elle était si habituée à souffrir, qu’elle conservait la gratitude des moindres bienfaits rendus, et que les pâles lueurs qui brillaient de loin en loin dans la suite de ses jours médiocres suffisaient à les illuminer. Tout le mal que lui avait fait Melchior était oublié, elle ne se souvenait que du bien. L’histoire de son mariage avait été le grand roman de sa vie. Si Melchior y avait été entraîné par un caprice, dont il s’était vite repenti, c’était de tout son cœur qu’elle s’était donnée ; elle s’était crue aimée, comme elle aimait elle-même ; et elle en avait gardé à Melchior une reconnaissance attendrie. Ce qu’il était devenu, par la suite, elle ne cherchait pas à le comprendre. Incapable de voir la réalité comme elle est, elle savait seulement la supporter comme elle est, en humble et brave femme, qui n’a pas besoin de comprendre la vie, pour vivre. Ce qu’elle ne s’expliquait pas, elle s’en remettait à Dieu de l’expliquer. Par une piété singulière, elle prêtait à Dieu la responsabilité de toutes les injustices qu’elle avait pu souffrir de Melchior et des autres, n’attribuant à ceux-ci que le bien qu’elle en avait reçu. Aussi cette vie de misère ne lui avait laissé aucun souvenir amer. Elle se sentait seulement usée, — chétive comme elle était, — par ces années de privations et de fatigues ; et maintenant que Melchior n’était plus là, maintenant que deux de ses fils s’étaient envolés du foyer, et que le troisième semblait pouvoir se passer d’elle, elle avait perdu tout courage pour agir ; elle était lasse, somnolente, sa volonté était engourdie. Elle passait par une de ces crises de neurasthénie, qui frappent souvent, au déclin de la vie, des personnes actives et laborieuses, quand un coup im-

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