Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 3.djvu/25

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
l’adolescent

prévu leur enlève toute raison de vivre. Elle n’avait plus le courage de finir le bas qu’elle tricotait, de ranger le tiroir où elle cherchait, de se lever pour fermer la fenêtre : elle restait assise, la pensée vide, sans force, — que pour se souvenir. Elle avait conscience de sa déchéance, et elle en rougissait comme d’une honte ; elle s’efforçait de la cacher à son fils ; et Christophe, absorbé par l’égoïsme de sa propre peine, n’avait rien remarqué. Sans doute, il avait bien des impatiences secrètes contre les lenteurs de sa mère, maintenant, à parler, à agir, à faire les moindres choses ; mais, si différentes que fussent ces façons de son activité accoutumée, il ne s’en était pas préoccupé jusqu’alors.

Il en fut frappé, brusquement, ce jour-là, pour la première fois, quand il la surprit, au milieu de ses chiffons, répandus sur le parquet, entassés à ses pieds, remplissant ses mains et couvrant ses genoux. Elle avait le cou tendu, la tête penchée en avant, la figure contractée et rigide. En l’entendant entrer, elle eut un tressaillement ; une rougeur monta à ses joues blanches ; d’un mouvement instinctif, elle s’efforça de cacher les objets qu’elle tenait, et elle balbutia, avec un sourire gêné :

— Tu vois, je rangeais…

Il eut la sensation poignante de cette pauvre âme échouée parmi les reliques de son passé, et il fut saisi de compassion. Pourtant il prit un ton un peu brusque et grondeur, afin de l’arracher à son apathie :

— Allons, maman, allons, il ne faut pas rester ainsi, au milieu de cette poussière, dans cette chambre fermée ! Cela fait du mal. Il faut se secouer, il faut en finir avec tous ces rangements.

9