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Jean-Christophe

son regard rencontra celui de son grand-père et de son père, qui étaient assis, fumant leur pipe, le dos appuyé au mur de la maison. Les deux hommes échangèrent un clin d’œil ; et Justus Euler dit à Vogel :

— Cela fera un joli couple.

Sur un coup de coude de Vogel, qui remarquait que la fillette écoutait, il couvrit sa réflexion, fort habilement, — (il le pensait du moins), — d’un « hum ! hum ! » retentissant, fait pour attirer l’attention à vingt pas à la ronde. Christophe, qui lui tournait le dos, ne s’aperçut de rien ; mais Rosa en fut si bouleversée, qu’elle oublia qu’elle sautait, et se tordit le pied. Elle fût tombée, si Christophe ne l’avait retenue, pestant tout bas contre l’éternelle maladroite. Elle s’était fait très mal ; mais elle n’en montra rien, elle y pensait à peine, elle pensait à ce qu’elle venait d’entendre. Elle s’en fut vers sa chambre ; chaque pas lui était une douleur, elle se raidissait, pour qu’on ne s’en aperçût pas. Elle était inondée d’un trouble délicieux. Elle se laissa tomber sur la chaise au pied de son lit, et se cacha la figure dans les couvertures. Sa figure la brûlait ; elle avait les larmes aux yeux, et elle riait. Elle avait honte, elle aurait voulu se cacher au fond de la terre, elle ne parvenait pas à fixer ses idées ; ses tempes battaient, sa cheville lui causait des élancements aigus, elle était dans un état de torpeur et de fièvre. Elle entendait vaguement les bruits du dehors, les cris des enfants qui jouaient dans la rue ; et les mots du grand-père résonnaient à son oreille ; elle avait un frisson, elle riait tout bas, elle rougissait, le visage enfoui dans l’édredon, elle priait, elle remerciait, elle désirait, elle craignait, — elle aimait.

Sa mère l’appela. Elle essaya de se lever. Au premier

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