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Jean-Christophe

était le seul, par paradoxe, qui s’amusât à préférer tous les pays dont il n’était point. Il parlait donc souvent de Paris, et avec enthousiasme ; mais comme il n’en disait que des extravagances, et que, pour faire l’éloge des Parisiens, il les représentait comme des espèces de toqués, paillards et braillards, qui passaient leur temps à faire la noce et des révolutions, sans jamais se prendre au sérieux, Christophe était peu attiré par « la byzantine et décadente république d’outre-Vosges ». De bonne foi, il imaginait un peu Paris, comme le représentait une gravure naïve, qu’il avait vue en tête d’un livre récemment paru dans une collection d’art allemande : au premier plan, le Diable de Notre-Dame, accroupi au-dessus des toits de la ville, avec cette légende :


« Insatiable vampire l’éternelle Luxure
Sur la grande Cité convoite sa pâture. »


En bon Allemand, il avait le mépris des Velches débauchés, et de leur littérature, dont il ne connaissait guère que quelques bouffonneries égrillardes, l’Aiglon, Madame Sans-Gêne, et des chansons de café-concert. Le snobisme de la petite ville, où les gens les plus notoirement incapables de s’intéresser à l’art s’empressèrent d’aller s’inscrire bruyamment au bureau de location, le jeta dans une affectation d’indifférence dédaigneuse pour la grande cabotine. Il protesta qu’il ne ferait pas un pas pour aller l’entendre. Il lui était d’autant plus facile de tenir sa promesse que les places étaient à un prix excessif, qu’il n’avait pas les moyens de donner.

Le répertoire, que la troupe française transportait en Allemagne, comprenait deux ou trois pièces classiques ; mais il était composé, en majeure partie, de ces niaiseries, qui sont par excellence l’article parisien pour l’exportation : car il n’y a rien de plus international que la médiocrité. Christophe connaissait la Tosca, qui devait être le premier spectacle de la comédienne en tournées ; il l’avait entendue en traduction, parée de toutes les grâces légères que peut donner une

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