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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/215

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la révolte

ouvrages de classes. Cette initiative touchante et maladroite, dont Christophe ne sut rien, ne donna d’ailleurs aucun fruit, du moins sur le moment. Les Lieder envoyés de côté et d’autre semblèrent avoir fait long feu : personne n’en parla ; et les Reinhart, tout chagrins de cette indifférence, s’applaudissaient d’avoir tenu Christophe en dehors de leurs démarches ; car il en aurait eu plus de peine que de réconfort. — Mais, en réalité, rien ne se perd, comme on a tant de fois l’occasion de le voir dans la vie ; nul effort ne reste vain. On n’en sait rien, pendant des années ; puis, un jour, on s’aperçoit que la pensée a fait son chemin. Qui pouvait savoir si les Lieder de Christophe n’avaient pas été au cœur de quelques braves gens, perdus dans leur province, et trop timides, ou trop las, pour le lui dire ?

Un seul lui écrivit. Deux ou trois mois après les envois de Reinhart, une lettre arriva à Christophe : émue, cérémonieuse, enthousiaste, de formes surannées, elle venait d’une petite ville de Thuringe, et était signée « Universitätsmusikdirektor Professor Dr Peter Schulz ».

Ce fut une grande joie pour Christophe, une plus grande encore pour les Reinhart, quand il ouvrit chez eux la lettre qu’il avait oubliée depuis deux jours dans sa poche. Ils la lurent ensemble. Reinhart échangeait avec sa femme des signes d’intelligence, que ne remarquait pas Christophe. Celui-ci semblait radieux, quand brusquement Reinhart le vit s’assombrir et s’interrompre net, au milieu de sa lecture.

— Eh bien, pourquoi t’arrêtes-tu ? demanda-t-il.

(Ils se tutoyaient déjà.)

Christophe jeta la lettre sur la table, avec colère.

— Non, c’est trop fort ! dit-il.

— Quoi donc ?

— Lis !

Il tourna le dos à la table, et s’en alla bouder dans un coin.

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