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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/25

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la révolte

musique ? — Il relut la suite de ses compositions. Cette lecture l’atterra : il n’y comprenait plus rien, il ne comprenait même plus comment il avait pu les écrire. Il rougissait. Une fois, il lui arriva, après une page plus niaise que les autres, de se retourner pour voir s’il n’y avait personne dans la chambre, et d’aller se cacher la figure dans son oreiller, comme un enfant qui a honte. D’autres fois, le ridicule de ses œuvres lui semblait si bouffon, qu’il oubliait qu’elles étaient de lui…

— Ah ! l’idiot ! criait-il, en se tordant de rire.

Mais rien ne l’affectait davantage que les compositions où il avait prétendu exprimer des sentiments passionnés : chagrins ou joies d’amour. Il bondissait sur sa chaise, comme si une mouche l’avait piqué ; il martelait sa table à coups de poing, et se frappait la tête, en hurlant de colère ; il s’apostrophait grossièrement, il se traitait de cochon, de triple gueux, de foutue bête et de paillasse. Il en avait pour un quart d’heure à égrener son chapelet. À la fin, il allait se planter devant sa glace, tout rouge d’avoir crié ; il s’empoignait le menton, et il disait :

— Regarde, regarde, crétin, quelle figure d’âne tu as ! Je t’apprendrai à mentir, chenapan ! À l’eau, monsieur, à l’eau !

Il s’enfonçait la figure dans sa cuvette, et il la maintenait sous l’eau, jusqu’à ce qu’il étouffât. Quand il sortait de là, écarlate, les yeux hors de la tête, et soufflant comme un phoque, il allait précipitamment à sa table, sans prendre la peine d’éponger l’eau qui ruisselait en rigoles autour de lui ; il saisissait les compositions maudites, et il les déchirait avec rage, en grognant :

— Tiens, canaille !… Tiens, tiens, tiens !…

Alors, il était soulagé.

Ce qui l’exaspérait surtout dans ces œuvres, c’était leur mensonge. Rien de senti. Une phraséologie apprise par cœur, une rhétorique d’écolier : il parlait de l’amour, comme un

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