Aller au contenu

Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/57

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Le jour vint. Christophe n’avait aucune inquiétude. Il était trop plein de sa musique pour pouvoir la juger. Il se rendait bien compte que ses œuvres, par endroits, prêtaient au ridicule. Mais que lui importait ? On ne peut rien écrire de grand sans risquer le ridicule. Pour aller au fond des choses, il faut braver le respect humain, la politesse, la pudeur, le souci des mensonges sociaux, sous qui le cœur gît étouffé. Si l’on veut n’effaroucher personne et atteindre au succès, il faut se résigner, toute sa vie, à rester dans une moyenne convenue et ne donner aux médiocres que la vérité médiocre, mitigée, diluée, qu’ils sont capables d’assimiler ; il faut demeurer en deçà de la vie. On n’est grand que quand on a mis sous ses pieds cette inquiétude. Christophe marchait dessus. On pouvait bien le siffler : il était sûr de ne pas laisser indifférent. Il s’amusait des mines que feraient telles gens qu’il connaissait, en entendant telle ou telle page un peu risquée. Il s’attendait à des critiques aigres : il en souriait d’avance. En tout cas, il faudrait être aveugle — ou sourd — pour nier qu’il y eût là une force — aimable ou non, qu’importe ? — Aimable ! Aimable !… La force ! cela suffit. Qu’elle aille son chemin, et qu’elle emporte tout, comme le Rhin !…

Il eut une première déconvenue. Le grand-duc ne vint pas. La loge princière ne fut occupée que par des comparses : quelques dames d’honneur. Christophe en ressentit une sourde irritation. Il pensa : « Cet imbécile me boude. Il ne sait que penser de mes œuvres : il a peur de se compro-

45