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la révolte

sonate passionnée, semblent toujours donner une leçon de diction.

Les chanteurs eurent leur tour. Christophe en avait gros sur le cœur à leur dire de leur lourdeur barbare et de leur emphase de province. Ce n’était pas seulement le souvenir de ses mésaventures récentes avec la dame en bleu. C’était la rancune de tant de représentations qui avaient été un supplice pour lui. On ne savait ce qui avait le plus à y souffrir, des oreilles ou des yeux. Encore Christophe ne pouvait-il avoir assez de termes de comparaison pour se douter de la laideur de la mise en scène, des costumes disgracieux, des couleurs qui hurlaient. Il était seulement choqué par la vulgarité des types, des gestes et des attitudes, par le jeu sans naturel, par l’inaptitude des acteurs à revêtir des âmes étrangères, et par l’indifférence stupéfiante avec laquelle ils passaient d’un rôle à un autre, pourvu qu’il fût écrit à peu près dans le même registre de voix. D’opulentes matrones, réjouies et rebondies, s’exhibaient tour à tour en Ysolde et en Carmen. Amfortas jouait Figaro. — Mais ce qui, naturellement, était le plus sensible à Christophe, c’était la laideur du chant, surtout dans les œuvres classiques dont la beauté mélodique est un élément essentiel. On ne savait plus chanter en Allemagne la parfaite musique de la fin du dix-huitième siècle : on ne s’en donnait plus la peine. Le style net et pur de Gluck et de Mozart, qui semble, comme celui de Goethe, tout baigné de la lumière italienne, — ce style qui commence à s’altérer déjà, à devenir vibrant et papillotant avec Weber, — ce style ridiculisé par les lourdes caricatures de l’auteur du Crociato, — avait été anéanti par le triomphe de Wagner. Le vol sauvage des Walkyries aux cris stridents avait passé sur le ciel de la Grèce. Les lourdes nuées d’Odin étouffaient la lumière. Nul ne songeait plus maintenant à chanter la musique : on chantait les poèmes. On faisait bon marché des laideurs et des négligences de détail, des fausses notes même, sous prétexte que seul, l’ensemble de l’œuvre, la pensée importait…

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