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LA FOIRE SUR LA PLACE

était devenu une figure de romance. Les dames s’apitoyaient sur lui ; elles laissaient entendre que, si elles l’avaient connu, il n’eût pas été si malheureux ; et leur grand cœur était d’autant plus disposé à s’offrir qu’il n’y avait aucun risque que Beethoven les prît au mot : le vieux bonhomme n’avait plus besoin de rien. — C’est pourquoi les virtuoses, les chefs d’orchestre, les impresarii se découvraient des trésors de piété pour lui ; et, en leur qualité de représentants de Beethoven, ils recueillaient les hommages qui lui étaient destinés. De somptueux festivals, à des prix fort élevés, donnaient aux gens du monde l’occasion de montrer leur générosité, — et parfois aussi de découvrir les symphonies de Beethoven. Des comités de comédiens, de mondains, de demi-mondains, et de politiciens chargés par la République de présider aux destinées de l’art, faisaient savoir au monde qu’ils allaient élever un monument à Beethoven : on voyait sur la liste, avec quelques braves gens qui servaient de passeport aux autres, toute cette racaille, qui eût foulé aux pieds Beethoven vivant, ou que Beethoven eût écrasée.

Christophe regardait, écoutait. Il serrait les dents, pour ne pas dire une énormité. Toute la soirée, il restait tendu et crispé. Il ne pouvait ni parler, ni se taire. Parler, non par plaisir ou par nécessité, mais par politesse, parce qu’il faut parler, lui semblait humiliant et honteux. Dire le