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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

fond de sa pensée, cela ne lui était pas permis. Dire des banalités, cela ne lui était pas possible. Et il n’avait même pas le talent d’être poli, quand il ne disait rien. S’il regardait son voisin, c’était d’une façon trop fixe et trop intense : malgré lui, il l’étudiait, et l’autre en était blessé. S’il parlait, il croyait trop à ce qu’il disait : cela était choquant pour tout le monde, et même pour lui. Il se rendait bien compte qu’il n’était pas à sa place ; et, comme il était assez intelligent pour avoir le sens de l’harmonie du milieu, où sa présence détonnait, il était aussi choqué de ses façons d’être que ses hôtes eux-mêmes. Il s’en voulait, et il leur en voulait.

Quand il se retrouvait seul enfin dans la rue, au milieu de la nuit, il était si écrasé d’ennui qu’il n’avait pas la force de rentrer à pied chez lui ; il avait envie de se coucher par terre, en pleine rue, comme il avait été, vingt fois, sur le point de le faire, lorsque, petit virtuose, il revenait de jouer au château du grand-duc. Parfois, n’ayant plus que cinq à six francs pour la fin de sa semaine, il en dépensait deux à une voiture. Il s’y jetait précipitamment, afin de fuir plus vite ; et tandis qu’elle l’emportait, il gémissait d’énervement. Chez lui, il gémissait encore, dans son lit, au milieu de son sommeil… Et puis, brusquement, il éclatait de rire, en se rappelant une parole burlesque. Il se surprenait à la redire, en mimant les gestes. Le lendemain, et plusieurs jours après,