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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

la femme qu’ils se mettent en frais : car ils la convoitent, et désirent — encore plus — être convoités d’elle. Mais même pour le premier venu, ils font la roue : pour un passant qu’ils croisent, et dont ils ne peuvent attendre qu’un regard ébahi. Christophe rencontrait souvent de ces petits paonneaux : rapins, virtuoses, jeunes cabots, qui se font la tête d’un portrait connu : Van Dyck, Rembrandt, Velasquez, Beethoven, ou d’un rôle à jouer : le bon peintre, le bon musicien, le bon ouvrier, le profond penseur, le joyeux drille, le paysan du Danube, l’homme de la nature… Ils jetaient un regard de côté, en passant, pour voir si on les remarquait. Christophe les voyait venir, et, quand ils étaient près de lui, malicieusement, il tournait les yeux d’un autre côté, avec indifférence. Mais leur déconvenue ne durait guère : deux pas plus loin, ils piaffaient pour le prochain passant. — Ceux du salon de Colette étaient plus raffinés : c’était surtout leur esprit qu’ils grimaient : ils copiaient deux ou trois modèles, qui eux-mêmes n’étaient pas des originaux. Ou bien, ils mimaient une idée : la Force, la Joie, la Pitié, la Solidarité, le Socialisme, l’Anarchisme, la Foi, la Liberté : c’étaient des rôles pour eux. Ils avaient le talent de faire des plus chères pensées une affaire de littérature, et de ramener les plus héroïques élans de l’âme humaine au rôle d’articles de salon, de cravates à la mode.

Mais où ils étaient tout à fait dans leur élé-