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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

fut pas trop étonné d’apprendre que Lucien Lévy-Cœur était socialiste. Il pensa simplement qu’il fallait que le socialisme fût bien sûr de réussir pour que Lucien Lévy-Cœur vînt à lui. Mais il ne savait pas que Lucien Lévy-Cœur avait trouvé moyen d’être tout aussi bien vu dans le camp opposé, où il avait réussi à se faire l’ami des personnalités les plus antilibérales, voire même antisémites, de la politique et de l’art. Il demanda à Achille Roussin :

— Comment pouvez-vous garder de tels hommes avec vous ?

Roussin répondit :

— Il a tant de talent ! Et puis, il travaille pour nous, il détruit le vieux monde.

— Je vois bien qu’il détruit, dit Christophe. Il détruit si bien que je ne sais pas avec quoi vous reconstruirez. Êtes-vous sûr qu’il vous restera assez de charpente pour votre maison nouvelle ? Et même, êtes-vous sûr que les vers ne se sont pas mis déjà dans votre chantier de construction ?

Lucien Lévy-Cœur n’était pas le seul à ronger le socialisme. Les feuilles socialistes étaient pleines de ces petits hommes de lettres, art pour l’art, anarchistes de luxe, qui s’étaient emparés de toutes les avenues qui pouvaient conduire au succès. Ils barraient la route aux autres, et remplissaient les journaux, qui se disaient les organes du peuple, de leur dilettantisme décadent et struggle for life. Ils ne se contentaient pas des places : il leur