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LA FOIRE SUR LA PLACE

incapable de diriger l’éducation de la petite. La sœur du vieux Buontempi, Mme Stevens, qui était venue pour l’enterrement, et qui avait été frappée de l’isolement de l’enfant, décida, pour la distraire de son deuil, de l’emmener pour quelque temps à Paris. Grazia pleura, et le vieux papa aussi ; mais quand Mme Stevens avait décidé quelque chose, il n’y avait plus qu’à se résigner : nul ne pouvait lui résister. Elle était la forte tête de la famille ; et, dans sa maison de Paris, elle dirigeait tout, elle dominait tout : son mari, sa fille, et ses amants ; — car elle ne s’était pas fait faute d’en avoir ; elle menait de front ses devoirs et ses plaisirs : c’était une femme pratique et passionnée, — au reste, très mondaine et très agitée.

Transplantée à Paris, la calme Grazia se prit d’adoration pour sa belle cousine Colette, qui s’en amusa. On conduisit dans le monde, on mena au théâtre la douce petite sauvageonne. On continuait de la traiter en enfant, et elle-même se regardait comme une enfant, quand déjà elle ne l’était plus. Elle avait des sentiments qu’elle cachait, et dont elle avait peur : d’immenses élans de tendresse pour un objet, ou pour un être. Elle était amoureuse en secret de Colette : elle lui volait un ruban, un mouchoir ; souvent, en sa présence, elle ne pouvait dire un seul mot ; et quand elle l’attendait, quand elle savait qu’elle allait la voir, elle tremblait d’impatience et de bonheur. Au théâtre, lorsqu’elle voyait sa jolie