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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

disputes, la gêne, son génie méconnu ; — et, par là-dessus, sa musique, sa foi, la délivrance et la lumière, la Joie entrevue, pressentie, voulue, saisie, — Dieu, le souffle de Dieu brûlant ses os, hérissant son poil, foudroyant par sa bouche… Ô Force ! Force ! Tonnerre bienheureux de Force !…

Christophe buvait à longs traits cette force. Il sentait le bienfait de cette puissance de musique, qui ruisselle des âmes allemandes. Médiocre souvent, grossière même, qu’importe ? L’essentiel, c’est qu’elle soit, qu’elle coule à pleins bords. En France, la musique est recueillie, goutte à goutte, par des filtres Pasteur dans des carafes soigneusement bouchées. Et ces buveurs d’eau fade font les dégoûtés devant les fleuves de la musique allemande ! Ils épluchent les fautes des génies allemands !

— Pauvres petits ! — pensait Christophe, sans se souvenir que lui-même naguère avait été aussi ridicule, — ils trouvent des défauts dans Wagner et dans Beethoven ! Il leur faudrait des génies qui n’eussent pas de défauts !… Comme si, quand souffle la tempête, elle allait s’occuper de ne rien déranger au bel ordre des choses !…

Il marchait dans Paris, tout joyeux de sa force. Tant mieux s’il était incompris ! Il en serait plus libre. Pour créer, comme c’est le rôle du génie, un monde de toutes pièces, organiquement constitué suivant ses lois intérieures, il faut y vivre