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LA FOIRE SUR LA PLACE

tout entier. Un artiste n’est jamais trop seul. Ce qui est redoutable, c’est de voir sa pensée se refléter dans un miroir qui la déforme et l’amoindrit. Il ne faut rien dire aux autres de ce qu’on fait, avant de l’avoir fait : sans cela, on n’aurait plus le courage d’aller jusqu’au bout ; car ce ne serait plus son idée, mais la misérable idée des autres, qu’on verrait en soi.

Maintenant que rien ne venait plus le distraire de ses rêves, ils jaillissaient comme des fontaines de tous les coins de son âme et de toutes les pierres de sa route. Il vivait dans un état de visionnaire. Tout ce qu’il voyait et entendait évoquait en lui des êtres, des choses différentes de ce qu’il voyait et entendait. Il n’avait qu’à se laisser vivre pour retrouver partout, autour de lui, la vie de ses héros. Leurs sensations venaient le chercher d’elles-mêmes. Les yeux de ceux qui passaient, le son d’une voix que le vent apportait, la lumière sur une pelouse de gazon, les oiseaux qui chantaient dans les arbres du Luxembourg, une cloche de couvent qui sonnait au loin, le ciel pâle, le petit coin du ciel, vu du fond de sa chambre, les bruits et les nuances des diverses heures du jour, il ne les percevait pas en lui, mais dans les êtres qu’il rêvait. — Christophe était heureux.

Cependant, sa situation était plus difficile que jamais. Il avait perdu les quelques leçons de piano, qui étaient son unique ressource. On était en septembre, la société parisienne était en