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LA FOIRE SUR LA PLACE

arbre étranglé dans son carcan de fonte, sans air et sans terre, sur un boulevard aride ; un chien, un oiseau qui passaient, derniers vestiges de la faune qui remplissait l’univers primitif, et que l’homme a détruite ; une nuée de moucherons ; l’épidémie invisible qui dévorait un quartier : — c’était assez pour que, dans l’asphyxie de cette serre-chaude humaine, le souffle de l’Esprit de la Terre vînt le frapper au visage et fouetter son énergie.

Dans ces longues promenades, à jeun souvent, et n’ayant pas causé, de plusieurs jours, avec qui que ce fût, il rêvait intarissablement. Les privations et le silence surexcitaient cette disposition morbide. La nuit, il avait des sommeils pénibles, des rêves fatigants : sans cesse, il revoyait la vieille maison, la chambre où il avait vécu, enfant ; il était poursuivi par des obsessions musicales. Le jour, il conversait sans cesse avec ses êtres intérieurs et avec ceux qu’il aimait, les absents et les morts.

Un après-midi de décembre humide, que le givre couvrait les pelouses raidies, que les toits des maisons et les dômes gris se diluaient dans le brouillard, et que les arbres, aux branches nues, grêles et tourmentées, dans la vapeur qui les noyait, semblaient des végétations marines au fond de l’Océan, — Christophe, qui, depuis la veille, se sentait frissonnant et ne parvenait point à se réchauffer, entra au Louvre, qu’il connaissait à peine.