Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 5.djvu/290

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Depuis plusieurs semaines, Christophe n’avait plus d’argent pour aller au concert, même en faisant carême ; et, dans sa chambre sous les toits, maintenant que l’hiver venait, il se sentait tout transi ; il ne pouvait rester immobile à sa table. Alors il descendait, et marchait dans Paris, afin de se réchauffer. Il avait la faculté d’oublier par instants la ville grouillante qui l’entourait, et de se sauver dans les espaces et l’infini du temps. Il lui suffisait de voir au-dessus de la rue tumultueuse la lune morte et glacée, suspendue dans le gouffre du ciel, ou le disque du soleil, roulant dans le brouillard blanc, pour que le bruit de la rue s’effaçât, pour que Paris s’enfonçât dans le vide sans bornes, pour que toute cette vie ne lui apparût plus que comme le fantôme d’une vie qui avait été, il y avait longtemps, longtemps… il y avait des siècles… Le moindre petit signe, imperceptible au commun des hommes, de la grande vie sauvage de la nature, que recouvre tant bien que mal la livrée de la civilisation, suffisait à la faire surgir tout entière à ses yeux. L’herbe qui poussait entre les pavés, le renouveau d’un

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