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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

de ses souliers. Le ciel jaunâtre, sur la Seine, s’allumait, à la tombée du jour, d’une flamme intérieure, — une lumière de lampe. Christophe emportait dans ses yeux la fascination d’un regard. Il lui semblait que rien n’existait : non, les voitures n’ébranlaient pas les pavés, avec un bruit impitoyable ; les passants ne le heurtaient point avec leurs parapluies mouillés ; il ne marchait point dans la rue ; peut-être qu’il était assis chez lui et qu’il rêvait ; peut-être qu’il n’existait plus… Et brusquement, — (il était si faible) ! — un étourdissement le prit, il se sentit tomber comme une masse, la tête en avant… Ce ne fut qu’un éclair : il serra les poings, et s’arc-boutant sur ses jambes, il reprit son aplomb.

À ce moment précis, dans la seconde où sa conscience émergeait du gouffre, son regard se heurta, de l’autre côté de la rue, à un regard qu’il connaissait bien, et qui semblait l’appeler. Il s’arrêta, interdit, cherchant où il l’avait déjà vu. Ce ne fut qu’au bout d’un moment qu’il reconnut ces yeux tristes et doux : c’était la petite institutrice française, qu’il avait sans le vouloir fait chasser de sa place, en Allemagne, et qu’il avait tant cherchée depuis, pour lui demander pardon. Elle s’était arrêtée aussi, au milieu de la cohue des passants, et elle le regardait. Soudain, il la vit essayer de remonter le courant de la foule, et de descendre sur la chaussée, pour venir à lui. Il se jeta à sa rencontre ; mais un encombrement