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LA FOIRE SUR LA PLACE

inextricable de voitures les sépara ; il l’aperçut encore un instant, se débattant de l’autre côté de cette muraille vivante ; il voulut traverser quand même, fut bousculé par un cheval, glissa, tomba sur l’asphalte gluant, faillit être écrasé. Quand il se releva, couvert de boue, et réussit à passer de l’autre côté, elle avait disparu.

Il voulut se mettre à sa poursuite. Mais son vertige redoublait : il dut y renoncer. La maladie venait : il le sentait, mais il ne voulait pas en convenir. Il s’obstina à ne pas rentrer tout de suite, à prendre le plus long chemin. Torture inutile : il lui fallut se reconnaître vaincu ; il avait les jambes cassées, il se traînait, il eut peine à revenir chez lui. Dans l’escalier, il étouffa, il dut s’asseoir sur les marches. Rentré dans sa chambre glacée, il s’entêta à ne pas se coucher ; il restait sur sa chaise, trempé de pluie, la tête lourde et la poitrine haletante, s’engourdissant dans des musiques courbaturées, comme lui. Il entendait passer des phrases de la Symphonie inachevée de Schubert. Pauvre petit Schubert ! Quand il écrivait cela, il était seul, fiévreux et somnolent, lui aussi, dans l’état de demi-torpeur qui précède le grand sommeil ; il rêvait au coin du feu ; des musiques engourdies flottaient autour de lui, comme des eaux un peu stagnantes ; il s’y attardait, tel un enfant à demi endormi qui se complaît à l’histoire qu’il se raconte, en répète un passage vingt fois ; le sommeil vient : la mort vient… — Et