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LA FOIRE SUR LA PLACE

fierté. Christophe apprit qu’elle était bretonne. Elle avait laissé au pays son père, dont elle parlait avec beaucoup de discrétion ; mais Christophe n’eut pas de peine à deviner qu’il ne faisait rien que boire, se donner du bon temps, et exploiter sa fille ; elle se laissait exploiter, sans rien dire, par orgueil ; et elle ne manquait jamais de lui envoyer une partie de l’argent de son mois ; mais elle n’était pas dupe. Elle avait aussi une sœur plus jeune, qui se préparait à un examen d’institutrice, et dont elle était très fière. Elle payait presque tous les frais de son éducation. Elle s’acharnait au travail, d’une façon entêtée.

— « Est-ce qu’elle avait une bonne place ? » — lui demandait Christophe.

— « Oui ; mais elle pensait à la quitter. »

— « Pourquoi ? Est-ce qu’elle avait à se plaindre de ses maîtres ? »

— « Oh ! non. Ils étaient très bons pour elle. »

— « Est-ce qu’elle ne gagnait pas assez ? »

— « Si… »

Il ne comprenait pas bien ; il essayait de comprendre, il l’encourageait à parler. Mais elle n’avait rien à lui raconter que sa vie monotone, la peine qu’on avait à gagner sa vie, elle n’y insistait point : le travail ne l’effrayait pas, il lui était un besoin, presque un plaisir. Elle ne parlait pas de ce qui lui était le plus pesant : l’ennui. Il le devinait. Peu à peu, il lisait en elle, avec l’intuition d’une grande sympathie, que la maladie avait