Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 5.djvu/305

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

293
LA FOIRE SUR LA PLACE

sine, ou dans sa chambre, d’où par dessus les cheminées elle apercevait le sommet d’un arbre, dans un jardin d’hôpital. Elle ne lisait pas, elle essayait de travailler, elle s’engourdissait, elle s’ennuyait, elle pleurait d’ennui ; elle avait un pouvoir singulier de pleurer, indéfiniment : c’était son plaisir. Mais quand elle s’ennuyait trop, elle ne pouvait même plus pleurer, elle était comme gelée, le cœur mort. Puis, elle se secouait ; ou la vie revenait d’elle-même. Elle pensait à sa sœur, elle écoutait un orgue de barbarie dans le lointain, elle rêvassait, elle comptait longuement combien il lui faudrait de jours pour avoir fini tel travail, pour avoir gagné telle somme ; elle se trompait dans ses comptes ; elle recommençait à compter ; elle dormait. Les jours passaient…

Avec ces accès de dépression alternaient des réveils de gaieté enfantine et gouailleuse. Elle se gaussait des autres et d’elle-même. Elle n’était pas sans voir et sans juger ses maîtres, les soucis que se créait leur désœuvrement, les vapeurs de Madame et ses mélancolies, les soi-disant occupations de cette soi-disant élite, l’intérêt qu’ils prenaient à un tableau, à un morceau de musique, à un livre de vers. Avec son bon sens un peu gros, également éloigné du snobisme des domestiques très parisiens et de la bêtise épaisse des domestiques très provinciaux, qui n’admirent que ce qu’ils ne comprennent pas, elle avait un mépris respectueux pour ces pianotages, ces bavardages