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LA FOIRE SUR LA PLACE

sec, pût dormir encore une heure ou deux de plus. Oh ! qu’elle n’eût pas dit non, si on le lui avait offert ! Il eût voulu enlever de leurs appartements, hermétiquement clos à cette heure, toutes les riches oisives, qui jouissaient ennuyeusement de leur bien-être, et mettre à leur place, dans leurs lits, dans leur vie reposante, ces petits corps ardents et las, ces âmes non blasées, pas abondantes, mais vives et gourmandes de vivre. Il se sentait plein d’indulgence pour elles, à présent ; et il souriait de ces minois éveillés et vannés, où il y a de la rouerie et de l’ingénuité, un désir effronté et naïf du plaisir, et, au fond, une brave petite âme, honnête et travailleuse. Et il ne se fâchait pas, quand quelques-unes lui riaient au nez, ou se poussaient du coude, en se montrant ce grand garçon, aux yeux ardents.

Il s’attardait aussi sur les quais, à rêver. C’était sa promenade de prédilection. Elle calmait un peu sa nostalgie du grand fleuve, qui avait bercé son enfance. Ah ! ce n’était plus sans doute le Vater Rhein ! Rien de sa force toute-puissante. Rien des larges horizons, des vastes plaines, où l’esprit plane et se perd. Une rivière aux yeux gris, à la robe vert-pâle, aux traits fins et précis, une rivière de grâce, aux souples mouvements, s’étirant avec une spirituelle nonchalance dans la parure somptueuse et sobre de sa ville, les bracelets de ses ponts, les colliers de ses monuments, et souriant à sa joliesse, comme une