Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 5.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

82
JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

années à écrire une fantaisie. Ils se faisaient des cheveux blancs à chercher de nouvelles combinaisons d’accords, — afin d’exprimer… ? Peu importe ! Des expressions nouvelles. Comme l’organe crée le besoin, dit-on, l’expression finit toujours par créer la pensée : l’essentiel est qu’elle soit nouvelle. Du nouveau, à tout prix ! Ils avaient la frayeur maladive du « déjà dit ». Les meilleurs en étaient paralysés. On sentait qu’ils étaient toujours occupés à se surveiller peureusement, à effacer ce qu’ils avaient écrit, à se demander : « Ah ! mon Dieu ! où est-ce que j’ai déjà lu cela ? » … Il y a des musiciens, — surtout en Allemagne, — qui passent leur temps à coller bout à bout les phrases des autres. Ceux de France contrôlaient, pour chacune de leurs phrases, si elle ne se trouvait pas dans leurs listes de mélodies déjà employées par d’autres, et à gratter, gratter, changer la forme de son nez, jusqu’à ce qu’il ne ressemblât plus à aucun nez connu, ni même à aucun nez du tout.

Avec tout cela, ils ne trompaient pas Christophe : ils avaient beau s’affubler d’un langage compliqué, et mimer des emportements surhumains, des convulsions d’orchestre, ou cultiver des harmonies inorganiques, des monotonies obsédantes, des déclamations à la Sarah-Bernhardt, qui partaient toujours à côté du ton, et continuaient, pendant des heures, à marcher, comme des mulets, à demi assoupis, sur le bord de la pente glissante, — Christophe retrouvait, sous le masque,