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DANS LA MAISON

lui, ils se voyaient très peu et seulement pour affaires ; ils ne se disaient rien d’intime ; tout au plus échangeaient-ils quelques idées abstraites ; ou plutôt — (car, pour être exact, il n’y avait pas échange, et chacun gardait ses idées) — ils monologuaient ensemble, chacun de son côté. Cependant, c’étaient là des compagnons de luttes, et qui savaient leur prix.

Cette réserve avait des causes multiples, et difficiles à discerner, même à leurs propres yeux. D’abord, un excès de critique, qui voit trop nettement les différences irréductibles entre les esprits, et un excès d’intellectualisme qui attache trop d’importance à ces différences ; un manque de cette puissante et naïve sympathie qui a besoin, pour vivre, d’aimer, de dépenser son trop-plein d’amour. Peut-être aussi, l’écrasement de la tâche, la vie trop difficile, la fièvre de pensée, qui, le soir venu, ne laisse plus la force de jouir des entretiens amicaux. Enfin, ce sentiment terrible, qu’un Français craint de s’avouer, mais qui gronde trop souvent au fond de lui : qu’on n’est pas de la même race, qu’on est de races différentes, établies à des âges différents sur le sol de France, et qui, tout en étant alliées, ont peu de pensées communes, et ne doivent pas trop y songer, dans l’intérêt commun. Et, par-dessus tout, la passion enivrante et dangereuse de la liberté, qui fait que, quand on y a goûté, il n’est rien qu’on ne lui sacrifie. Cette libre solitude est d’au-