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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 7.djvu/251

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DANS LA MAISON

beaucoup de ses amis. Une ou deux fois, Christophe avait assisté, dans sa maison, à des entretiens qui l’avaient stupéfié. Le bon Mooch, qui était farci d’illusions humanitaires, disait, les yeux brillants, avec une grande douceur, qu’il fallait empêcher la guerre, et que le meilleur moyen pour cela était d’exciter les soldats à la révolte, au besoin à tirer sur leurs chefs : il se faisait fort d’y réussir. L’ingénieur Élie Elsberger lui répondait, avec une froide violence, que si la guerre éclatait, lui et ses amis ne partiraient pas pour la frontière, avant d’avoir réglé leur compte aux ennemis intérieurs. André Elsberger prenait le parti de Mooch. Christophe tomba, un jour, dans une scène terrible entre les deux frères. Ils se menaçaient l’un l’autre de se faire fusiller. Malgré le ton de plaisanterie qui faisait passer ces paroles meurtrières, on avait le sentiment qu’ils ne disaient rien tous deux, qu’ils ne fussent décidés à accomplir. Christophe considérait avec étonnement cette absurde nation, qui est toujours prête à se suicider pour des idées… Des fous. Des fous logiques. Ce sont les bons. Chacun ne voit que son idée, et veut aller jusqu’au bout, sans se déranger d’un pas. Et cela ne sert à rien : car ils s’annihilent l’un l’autre. Les humanitaristes font la guerre aux patriotes. Les patriotes font la guerre aux humanitaristes. Pendant ce temps, l’ennemi vient, et écrase à la fois la patrie et l’humanité.