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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

son adresse, elles ne pouvaient pas tout à fait suppléer à l’éducation. Il s’était mis en tête d’écrire. Comme tant de gens en France qui n’ont pas appris, il avait le don du style, et il voyait bien ; mais il pensait confusément. Il avait montré quelques pages de ses élucubrations à un grand homme de journal en qui il croyait et qui s’était moqué de lui. Profondément humilié, depuis lors, il ne parlait plus à personne de ce qu’il faisait. Mais il continuait d’écrire : c’était pour lui un besoin de se répandre et une joie orgueilleuse. Intérieurement, il était très satisfait de ses pages éloquentes et de ses pensées philosophiques, qui ne valaient pas un liard. Et il ne faisait nul cas de ses notations de la vie réelle qui étaient excellentes. Il avait la marotte de se croire philosophe et de vouloir composer du théâtre social, des romans à idées. Il résolvait sans peine les questions insolubles, et il découvrait l’Amérique, à chaque pas. Quand il s’apercevait ensuite qu’elle était découverte, il en était déçu, humilié, un peu amer ; il n’était pas loin d’en accuser l’injustice et l’intrigue. Il brûlait d’un amour de la gloire et d’une ardeur de dévouement, qui souffrait de ne pas trouver où ni comment s’employer. Son rêve eût été d’être un grand homme de lettres, de faire partie de cette élite écrivassière, qui lui apparaissait revêtue d’un prestige surnaturel. Malgré son désir de se faire illusion, il avait trop de bon sens et d’ironie