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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 7.djvu/94

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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

adressé la parole à aucun de leurs voisins, et l’on n’en savait pas plus long sur eux qu’au premier jour. Ce n’était pas une raison pour qu’on se privât de les juger : bien au contraire. Ils n’étaient pas aimés. Et sans doute, ils ne faisaient rien pour cela. Pourtant, ils eussent mérité d’être un peu mieux connus : ils étaient, l’un et l’autre, d’excellentes gens, et d’intelligence remarquable. Le mari, âgé d’une soixantaine d’années, était assyriologue, fort connu par des fouilles célèbres dans l’Asie centrale ; esprit ouvert et curieux comme la plupart des esprits de sa race, il ne se limitait pas à ses études spéciales ; il s’intéressait à une infinité de choses : beaux-arts, questions sociales, toutes les manifestations de la pensée contemporaine. Elles ne suffisaient pas à l’occuper : car elles l’amusaient toutes, et aucune ne le passionnait. Il était très intelligent, trop intelligent, trop libre de tout lien, toujours prêt à détruire d’une main ce qu’il construisait de l’autre ; car il construisait beaucoup : œuvres et théories ; c’était un grand travailleur ; par habitude, par hygiène d’esprit, il continuait de creuser patiemment et assez profondément son sillon dans la science, sans croire à l’utilité de ce qu’il faisait. Il avait toujours eu le malheur d’être riche : en sorte qu’il n’avait jamais connu l’intérêt de la lutte pour vivre ; et depuis ses campagnes en Orient, dont il s’était lassé après quelques années, il n’avait plus accepté aucune fonction officielle.