Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 2.djvu/85

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Annette aurait pu cependant être admise dans deux ou trois postes, si sa susceptibilité ne les lui eût fait manquer. On eût consenti à fermer les yeux sur sa situation irrégulière, si elle-même eût consenti à en donner une explication spécieuse : veuvage, divorce, à son choix ; mais elle mit absurdement son orgueil, lorsqu’on l’interrogeait, à dire les choses comme elles étaient. Après deux ou trois échecs, elle ne s’adressa plus à des institutions ni à l’Université ; dans celle-ci, pourtant, elle avait laissé des sympathies : elle y eût trouvé des esprits assez larges pour l’aider sans blâme. Mais elle craignait d’être froissée. Elle était neuve encore au pays de misère. Sa fierté n’avait pas eu le temps de se faire des cals aux mains…

Elle chercha des leçons particulières. Elle ne voulait pas en quêter chez ses connaissances bourgeoises ; elle préférait leur cacher ses démarches. Elle s’adressa à ces agences de placement — d’exploitation — clandestines, qui existaient alors à Paris. Elle n’eut pas l’habileté de s’y faire bien voir. Elle était dédaigneuse. On lui en voulait de se montrer difficile : elle prétendait choisir, au lieu d’accepter quoi que ce fût, comme tant de malheureuses, qui, munies de fort peu de titres, enseignent tout ce qu’on leur demande, à des prix de famine, en travaillant du matin au soir.

Enfin, elle trouva quelques étrangères, par l’entremise des clientes de Sylvie. Elle donna des leçons de conversation à des Américaines, qui la traitaient aimablement, lui proposaient, à l’occasion, une promenade dans leur voiture, mais lui offraient un salaire dérisoire, et n’avaient même pas l’idée qu’on dût payer plus cher. Elles n’hésitaient pas à donner cent francs pour une paire de bottines ; mais pour une heure de français, elles payaient un franc. (Il n’était pas impossible, en ces temps, de trouver vendeuse de leçons à cinquante centimes !)… Annette, qui n’avait pourtant pas le droit d’être exi-