Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/201

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jusqu’au vieux Roger Brissot[1], qu’on fit marcher ! (Si Marc l’eût su, il eût étranglé Sylvie).

Brissot était alors garde des sceaux, gorgé d’honneurs et d’argent, gros pilier de vingt conseils d’administration des plus puissantes Sociétés financières, qui se partageaient le pouvoir de la France et les rapines du monde. Un mot de lui valait un ordre. Il était au bout de sa vie, atteint par la maladie — le foie rongé — qui lui vaudrait avant peu des obsèques nationales, dégoûté de tout, et toujours affamé : il portait son existence comme un vide béant qu’il s’acharnait, vainement, à combler. Le Panthéon, qu’il convoitait, n’eût pas suffi à boucher le trou. La gloire de pierre est de la mort. Il eût fallu la vie, — la vie qu’on laisse après soi. Il ne laissait rien, que des discours, qui suaient l’ennui, qui puaient la mort. Il connaissait bien l’existence de Marc. Les tentatives qu’il avait faites pour s’annexer cette chair vivante, sortie de lui, s’étaient heurtées au plus outrageant des refus — même pas direct (Marc ne l’avait pas honoré d’un mot) — par humiliant intermédiaire. Ce que Brissot ressentait maintenant pour cet homme, c’était quelque chose comme de la haine. Il aurait voulu le retrancher de sa pensée. Et si même Marc eût été retranché de l’existence, qui sait si Brissot n’eût pas été secrètement soulagé ? Mais il y avait trop de gens qui, par Sylvie, connaissaient sa paternité honteuse et reniée. Il était tenu par l’amour-propre, par le contrôle secret de cette opinion, qu’il redoutait. À moins de jouer les Brutus romains qui sacrifient leurs rejetons sur l’autel de leur devoir — (il avait beau manier la rhétorique : c’eût été un exploit oratoire un peu épais à faire avaler !) — il était tenu de protéger son rejeton

  1. Voir Annette et Sylvie, et Mère et fils.