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LES PRÉCURSEURS

canon et les fanfares ne peuvent nous faire admirer l’assassinat collectif et le servage infâme des peuples… Jeunes hommes aujourd’hui couchés dans le tombeau, on effeuille des fleurs sur vos tombes, on vous proclame immortels. Que vous importent les paroles vaines ! Elles passeront plus vite que vous êtes passés. — Quelques années encore, cependant, et vous n’étiez plus aussi. Mais ces quelques années de vie, ç’aurait été votre univers et votre puissance… »


De André Delemer : Attente (1er article du no 4, mars 1917, de la revue : Vivre, dirigée par André Delemer et Marcel Millet, Paris, 68, boulevard Rochechouart.)

« S’il avait été donné au patriarche d’Iasnaïa Poliana de prolonger une vie déjà si tourmentée,… il eût frémi devant la tragédie des jeunes générations, le vieux Tolstoï ; sa pitié infinie se fût crispée douloureusement devant nos destinées ; nous qui fûmes soudain précipités au cœur de l’énorme guerre, nous qui exaltions notre amour en la vie, nous qui portions comme un talisman infaillible notre espoir dans le futur, qui poussions avec ferveur ce grand cri d’affirmation vitale :

« Vivre… notre jeunesse ! » — Quelle ironie saignante ces deux mots contiennent, et quels horizons ils évoquent soudain !… Tous les bonheurs que nous n’avons pas eus, les joies dont nous avons été frustrés, parce qu’un soir il fallut prendre un fusil ! On écrira dans vingt ans ce que nous avons souffert et à quoi correspond la Passion actuelle, cependant que c’est tous les jours que nous mourons ! Nous avons un amer privilège : celui d’avoir vécu une convulsion ; nous avons été la rançon des erreurs du passé et un gage pour la quiétude du futur. Mission splendide et cruelle à la fois, qui exalte et qui révolte, parce que le spasme présent