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LES PRÉCURSEURS

de la juger ; mais seuls, des cerveaux médiocres pourraient avoir l’idée de la juger de tous les côtés à la fois, ou même de deux côtés opposés ».

Telle est la sorte d’objectivité qu’il faut attendre de ce livre : non l’objectivité molle, flasque, indifférente, contradictoire, du savant dilettante, du grand Eunuque, — mais l’objectivité fougueuse, qui convient à cette époque de combats, celle qui s’efforce de tout voir et de tout connaître, loyalement, mais qui organise ensuite les matériaux de ses recherches d’après une hypothèse, une intuition passionnée.

Un tel système vaut ce que vaut l’intuition, — c’est-à-dire l’homme. Car, chez un grand savant, l’hypothèse, c’est l’homme : l’essence de son énergie, de son observation, de sa pensée, de sa force d’imagination et de ses passions même s’y concentrent. Elle est, chez Nicolaï, puissante et hasardeuse. L’idée centrale de son livre pourrait se résumer ainsi.

« Il existe un genus humanum, et il n’en existe qu’un. Cette espèce humaine, — l’humanité entière, — est un seul organisme, et possède une conscience commune ».

Qui dit organisme vivant dit transformation et mouvement incessant. Ce perpetuum mobile donne sa couleur spéciale aux « Betrachtungen » (méditations) de Nicolaï. Nous autres, partisans ou adversaires de la guerre, nous la jugeons presque tous in abstracto. Nous jugeons l’immobile et l’absolu. On dirait que dès qu’un penseur s’attache à un sujet pour l’étudier, il commence par le tuer. Pour un grand biologiste, tout est en mouvement, et le mouvement est la matière même de son étude. La question sociale ou morale n’est plus de savoir si la guerre est bonne ou mauvaise, dans l’éternel, mais si elle l’est pour nous, dans le moment où nous sommes. Or, pour Nicolaï, elle